NOSTRADAMUS

INTERPRETATION DES HIEROGLYPHES DE HORAPOLLO

Texte inédit établi et commenté par Pierre Rollet

 

PIERRE ROLLET
EDICIOUN RAMOUN BERENGUIÉ

 

PROESME

II existe en Provence une terre privilégiée, dominée par la puissante et mystérieuse architecture des Baux, balayée par les rafales du mistral, fascinée par le scintillement des Alpilles, comme Delphes par les Phaedriades, une terre où danso la vièio, point de ren- contre de toutes les forces obscures du pais alegre.

Comme Guillaume d'Orange, à Pont-Saint-Esprit, entré dans la lumière, et, vers Avignon, saisi du ver- tige prodigieux qui fait tournoyer les soleils de Van Gogh, s'élever en flammes les cyprès, palpiter, de la vie secrète des bêtes mythiques sorties du grand Rhône, les blés de la Crau, fleurir de pavots noirs la grotte des Fées, consteller le dôme des hypogées de Cordes, et sur les marais anciens se dresser la proue d'Arles au-dessus des cimetières enlisés, chanter les grandes orgues de Montmajour au milieu des hydres, pointer les cornes de Chateaurenard, diaboliques croissants de lune au-delà des fiers clochers de Maillane et de Graveson, se figer à Glanum les esclaves enchaînés et les crânes conservés là dans leur étroite alvéole pour un rituel sibyllin, nous entrons ici dans l'ordre et dans le désordre, dans ce qui est clarté et obscurité, dans le visible et l'invisible de Mireille et du Poème du Rhône, une barque depuis peu rattachée à la terre ferme et qui garde de ses origines mouvantes une nostalgie de fluidité et d'inachevé, avec la raisonnable acceptation du port retrouvé et des belles ordonnances.

Comme les laurons, à travers l'épaisseur de la terre venus de l'antique réceptacle des eaux, inconscient surgit l'attrait éternel du mystère, matière de rêves humains, lave volcanique coulée depuis le temps ancien au creux de la fraîcheur des jardins de Saint- Rémy et de Maillane.

La primitive effluve, selon que brute elle s'écoule et sans ordonnance, vomit l'épaisseur de son mystère par la plume de Michel de Nostredame, ou qu'épanchée en mille canaux, modulée, chantante de soleil retrouvé, ivre de ciel dans la lourdeur de son mystère pénétré, elle met des étoiles de sang et de rêve mêlé aux doigts de Frédéric Mistral.

Pierre Rollet

PREFACE

Depuis quatre siècles, le personnage et l'œuvre de Nostradamus n'ont pas cessé de provoquer l'intérêt passionné de tous ceux qui, à des titres divers, se penchent sur le phénomène de la voyance pour essayer d'en saisir, au-delà de tous les préjugés religieux ou scientifiques, le mécanisme et la portée.

Ces recherches se concrétisent par un nombre extraordinaire de volumes consacrés aux Centuries et qui sont la preuve d'une inépuisable richesse d'interprétation.

Mais, jusqu'à ce jour, l'œuvre de Nostradamus constituait un monde clos, un système à part, avec son style et son langage; l'exégèse en devenait facilement arbitraire par le défaut d'éléments de comparaison valables.

En découvrant un texte capital du grand voyant, nous aurons permis de briser enfin le cercle dans lequel était enfermée l'étude des prophéties. Révélateur de la formation spirituelle de Nostradamus et de son initiation, témoin exact du monde de symboles dans lequel évoluait son esprit, construit des mêmes matériaux que les Centuries, le manuscrit inédit de Vinterprétation des hiéroglyphes d'Horapollo introduit une révolution décisive —et peut-être pré- vue— dans l'exégèse nostradamique.

Je ne m'étendrai pas sur les circonstances de la découverte du seul manuscrit entièrement autographe de Nostradamus que l'on connaisse à ce jour.

Il y a cependant quelques éléments troublants, quelques rencontres exceptionnelles que je me dois de rapporter: Tout chercheur un peu averti aurait dû trouver depuis longtemps le ms. français 2594 de la Bibliothèque Nationale qui est peut-être mal répertorié, mais parfaitement identifiable. Intervenant plus de quatre cents ans après la mort de Nostradamus, cette découverte fait nécessairement penser au qua- train 94 de la troisième centurie :

De cinq cens ans plus compte l'on tiendra,
Celuy qu'estait l'ornement de son temps,
Puis à un coup grande clarté donra,
Que par ce siècle les rendra très contents.

Gaston Willoquet, un des derniers commentateurs de Nostradamus, interprète ce quatrain comme suit:

Ce quatrain ayant été écrit vers 1550, cela signifierait que vers 2050 un commentateur heureux parviendra à désocculter certains quatrains de Nostradamus... Mais, comme en matière de prophéties les dates sont parfois très élastiques... peut-être ce temps est-il plus proche que ne l'indique Nostradamus.

Dans tous les cas, on peut estimer que plusieurs siècles après sa mort, Nostradamus sera remis en honneur et mieux compris.

Autre coïncidence troublante; le quatrain 66 de la huitième centurie dit :

Quand l'escriture D. M. trouvée
Et cave antique à lampe découverte,
Loy, Roy et prince Vlpian esprouvée,
Pavillon Roy ne et duc sous la couverte.

Serge Hutin, spécialiste de Nostradamus, écrit au sujet de ce quatrain:

De quoi pourrait-il donc s'agir... des 48 quatrains qui manquent à la centurie Vil... d'un livre secret donnant en clair la clef qui permet d'interpréter intégralement les prophéties du mage de Salon ?

Or, comment ne pas éprouver quelque malaise en constatant que le manuscrit édité par nos soins se
termine précisément sur la note suivante :

Comment Ilz (les Égyptiens) appelloient les dieux infernaulx, qu'ilz, appelloient Manes D. M.

Que nous avons par ailleurs trouvé onze quatrains inédits des Centuries et une consultation de Nostradamus rapportée par Peiresc et qui concerne justement le mystérieux Trésor dont parle S. Hutin à propos de plusieurs quatrains, et qu'il rattache au texte :

Quand l'escriture D.M. trouvée...

Ajoutons que ce dernier texte semble prévoir des bouleversements politiques importants dont nous ressentons déjà les effets, dans ces deux vers:

Loy, Roy et prince Ulpian esprouvée, Pavillon Roy ne et duc sous la couverte.

De telles coïncidences sont difficilement explicables et l'honnêteté commande de dire qu'on ne peut rationnellement les justifier.

Nostradamus a peut-être prévu ces exceptionnelles découvertes ; étant à la fois l'inventeur de ces textes inédits et leur éditeur, il serait peu délicat de ma part d'insister sur ce que l'on pourrait appeler un accomplissement prophétique.

D'autres en jugeront plus librement que moi, à commencer par les lecteurs qui possèdent maintenant tous les éléments du problème.

L'étude du manuscrit édité appelle des commentaires si nombreux qu'il faudrait y consacrer un livre. Contentons-nous, dans le cadre de cette préface, de dire l'essentiel.

L'Interprétation des hiéroglyphes de Horapollo par Nostradamus se présente sous la forme d'un manuscrit de 86 feuillets, qui, après avoir appartenu à Colbert, ministre de Louis XIV, a été acquis par la Bibliothèque Royale. La comparaison avec les lettres de Nostradamus, avec la confirmation signée par lui de l'Almanach de 1562 (vente Rigaud, 1931), avec l'autographe publié par Geigy (Baie, 1925) et avec les actes notariés, ne laisse pas le moindre doute quant à l'identification de l'écriture du mage de Salon.

Le papier employé a été fabriqué et utilisé dans le Comtat et en Provence entre 1535 et 1539. Compte tenu du fait que l'ouvrage est dédié à la princesse de Navarre, Jeanne d'Albret, mère de Henri IV, devenue reine de Navarre en 1550, le manuscrit ne peut avoir été composé qu'entre ces dates extrêmes : 1535-1550. On peut parvenir à une précision plus grande ; en effet, après son établissement à Salon, Nostradamus ne se réclame jamais de sa ville natale, Saint-Rémy. Or, dans le manuscrit édité, Nostradamus se déclare, Michel Nostradamus de Saint-Rémyen-Provence. Il semble donc acquis que le manuscrit est antérieur à 1547. Avant cette date, Nostradamus a eu, sauf pendant

l'année 1545, une existence vagabonde qui ne se prêtait pas à la composition d'un ouvrage aussi sérieux. Reste la période 1536-1540 passée à Agen qui est plausible, mais moins vraisemblable que celle de 1545 en raison de l'origine provençale du papier et des observations vécues de Nostradamus concernant les poissonniers de la Méditerranée. En définitive nous penchons pous l'année 1545, qui explique d'ailleurs la non publication de ce manuscrit visiblement destiné à l'impression.

On sait que Nostradamus commença de noter les quatrains des Centuries, à Salon, en 1547. Cette nouvelle entreprise rendait secondaire et par certains côtés inopportune l'édition de Vinterprétation qui aurait dévoilé au lecteur une partie de la méthode de composition et du système symbolique de Nostradamus.

C'est pourquoi le manuscrit dut être caché soigneusement, Chavigny lui-même en ignorait l'existence.

Dans quelles circonstances, sous quelle incitation Nostradamus a-t-il composé l'Interprétation ? Quand on a lu sa lettre à César, on .peut répondre aisément à la question. En effet dans cette lettre il déclare avoir brûlé plusieurs volumes qui ont été cachez, par longs siècles. Moura et Louvet estiment avec une remarquable pénétration que les ouvrages brûlés étaient: des documents très anciens d'origine égyptienne ou persane.

Il s'agit bien ici d'un texte d'origine égyptienne et Nostradamus confesse dans son Interprétation qu'il a utilisé un très ancien exemplaire grec des Druides.

Vérifications faites dans l'ouvrage de C. Leemans, le manuscrit qu'a utilisé Nostradamus ne correspond à aucun des manuscrits connus, c'est donc sans aucun doute un des volumes brûlés dont il parle.

Le texte de Horapollo était bien fait pour passionner l'auteur des Centuries, on y trouve en effet expliquée d'une façon toute symbolique une série d'anaglyphes que l'auteur avait pu observer sur. les monuments égyptiens. Sur ce premier canevas, Nostradamus a développé ses propres conceptions hermétiques, sa propre science de la magie sympathique. C'est donc tout un langage qu'il a élaboré à partir de Horapollo.

Pour se rendre compte des différences profondes qui existent entre le texte de l'auteur grec du IVe siècle et celui établi par Nostradamus, il suffit de comparer, au hasard, la notice de l'Interprétation qui s'intitule : Comment ilz signifiaient maladie, avec celle de Horapollo qui se borne à cette phrase : Les fleurs qu'on appelle anémones signifient la maladie humaine.

Par ailleurs un nombre considérable de notices qui ne sont pas même esquissées dans Horapollo, apportent des renseignements précieux: c'est le cas de

l'explication du signe D. M. dont nous avons parlé plus haut, du symbolisme de la vie future matérialisé par le hiéroglyphe de la table d'offrandes, indice de Taph. La notice consacrée au symbole de la Taciturnité fournit une estimation à peu près exacte de la véritable année astronomique, 1415 ans, qu'on chercherait vainement ailleurs.

L'Interprétation fourmille de renseignements touchant l'hermétisme, l'astronomie et même les sciences naturelles ; elle prouve l'étendue des connaissances du mage de Salon.

L'œuvre, d'un point de vue purement formel, par la versification, par le style, par le vocabulaire forgé à partir du latin et parfois du provençal, constitue bien l'ultime étape avant l'élaboration des Centuries. Dans ces deux créations on se heurte à une même obscurité de style qui paraît faire partie intégrante de la personnalité poétique de Nostradamus. Le recours permanent au visuel, aux images, même pour exprimer des idées générales est un trait fondamental de la démarche poétique et prophétique de l'auteur, qu'il décrive de véritables anaglyphes ou une scène projetée dans l'avenir.

Un tel parallélisme autorise, par méthode comparative, une traduction en langage clair des Centuries. Nous nous bornerons à quelques exemples précis :
Centurie II, quatrain 69:

Le Roy Gaulois par la Celtique dextre,
Voyant discorde de la grand monarchie,
Sur les trois parts fera florrir son sceptre,
Contre la Cappe de la grand hiérarchie.

Un des mots clefs de ce quatrain est : parts. Le docteur de Fontbrune interprète: les trois couleurs, Reynaud-Plense : Les trois ordres du royaume. Mais, dans l'Interprétation, parts, ou pards, signifie également : léopards ; d'où l'interprétation : un souverain issu de la Celtique trans-Rhénane imposera son pouvoir aux trois léopards qui caractérisent, comme l'on sait, l'Angleterre, et ceci contre la volonté de la Cappe, c'est-à-dire du roi de France. Le quatrain s'applique alors absolument à l'avènement de Guillaume d'Orange au trône d'Angleterre (1689). Autre exemple ; Centurie III, quatrain 55:

En l'an qu'un œil en France régnera
La Cour sera en un bien farcheux trouble,
Le grand de Bloys son amy tuera,
Le règne mis en mal et double double.

On interprète généralement œil par Roi, si bien que l'expression, en l'an qu'un œil régnera n'apporte aucune précision, ne désigne aucune époque, aucun souverain déterminé. En consultant l'Interprétation, on constate que si l'œil symbolise Dieu, il symbolise également un souverain docte en letres', définition qui s'applique bien à Henri III dont Amyot disait:

Je ne maniai jamais esprit d'enfant qui me semblait plus propre sujet pour en faire quelque jour un bien sçavant homme

Le reste du quatrain est très clair; il s'agit de l'assassinat du duc de Guise, à Blois.
Encore un exemple: Centurie VII, quatrain 14:

Seront les cruches des monuments ouvertes...

Le docteur de Fontbrune traduit: le caractère sacré des traités sera violé. A la lumière de Y Interprétation, dans la notice: Comment Ilz signifiaient la inudation du Nil, on peut dire que les cruches symbolisent l'eau, l'inondation. Par ailleurs le terme monument désignant toute construction massive, on doit interpréter le vers dans le sens: l'eau rompra les barrages.

Nous pourrions multiplier ces interprétations nouvelles qui éclairent les Centuries, mais il y faudrait un volume.

Contentons-nous pour finir de donner quelques renseignements sur les deux autres textes inédits annexés à l'Interprétation, onze quatrains de Nostradamus recueillis par Galaup de Chasteuil, ami de

César de Nostredame, et une consultation conservée et commentée par le grand érudit provençal Peiresc. Ces deux manuscrits sont conservés à la Bibliothèque Inguimbertine.

Nous n'avons pas besoin d'insister sur l'importance des quatrains qui complètent les Centuries, quant à la Consultation relative au Trésor de l'oppidum de Constantine, près de Lançon en Provence, elle permet d'affirmer que les quatrains 21, 27, 53 de la Centurie l; 24 de la Centurie III; 7 et 57 de la Centurie Vêt 25 de la Centurie Vil, se rapportent tous à ce même trésor ou à l'oppidum de Constantine.

Au moment de mettre cette préface sous presse, monsieur Sirugue, attaché au Muséum d'Histoire Naturelle .d'Aix, nous fait part d'une anecdote relative au Trésor de Cous tontine. En 1946 l'équipe spéléologique de Tarascon voulut entreprendre des fouilles à Constantine, à l'emplacement du trésor présumé. L'équipe dégagea une cavité de quatre-vingt mètres environ de profondeur, mais ne put poursuivre en raison d'une dangereuse couche de gaz carbonique qui stagnait au fond du puits.

Si on rapproche cette anecdote du commentaire de Peiresc, on comprend le fait que les lampes des chercheurs s'éteignaient et que, victimes d'un début d'asphyxie, les ouvriers se croyaient environnés de savans: c'est là un type d'hallucination normal. Il nous reste à souhaiter que l'ensemble des manuscrits édités par nos soins donne un essort nouveau aux études nostradamiques.

Champ inépuisable, objet de développements et d'interprétations toujours renouvelés, l'œuvre du grand mage de Salon ressemble à une matière vivante qui prend forme et se construit avec le temps, selon le mouvement de l'esprit et de la sensibilité humaine. Elle n'a pas fini de nous étonner.

Pierre Rollet

Notre édition reproduit strictement le texte des manuscrits, sans se permettre aucune des altérations qui, au cours des siècles, ont défiguré les Centuries dont il n'existe actuellement aucune version correcte.

A la fin de l'ouvrage se trouve un glossaire pour expliquer les mots les plus difficiles.


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